
Par Julien Aubert
Tribune parue sur Le Diplomate Media : https://lediplomate.media/2025/03/coolidge-colbert-protectionnisme-trump/julien/monde/etats-unis/
Les dernières annonces de Trump en matière économique sont le prélude d’un retour au protectionnisme de la nation américaine. En Europe, et plus précisément en France, le protectionnisme est associé à une notion plus vaste, celle du colbertisme, alors qu’en réalité, les deux mots ne sont pas équivalents. Cette confusion doit être levée pour comprendre exactement les enjeux de la nouvelle donne.
Le protectionnisme en France est consubstantiel du développement de l’État au point qu’on puisse considérer qu’ils sont corrélés. Il est l’héritier du mercantilisme qui domine la pensée économique entre le XVIème et la XVIIIème siècle, et qui, lui, est la projection volontariste de l’État dans la gestion du commerce extérieur. Dans la pensée mercantiliste, l’État se trouve investi de la responsabilité de développer la richesse nationale. Le gouvernement de Jean-Baptiste Colbert, principal ministre d’État (1661 – 1683) est celui qui a incarné dans la psyché nationale la mise en œuvre de cette approche économique, parce qu’il coïncide avec la consolidation du pouvoir royal sous Louis XIV. Le colbertisme n’est donc pas qu’un (vulgaire) protectionnisme : il est aussi une implication dans l’économie de l’État qui crée des manufactures et prend des mesures énergiques pour décloisonner ce qu’on appellerait aujourd’hui le marché national. L’objectif de Colbert est d’accumuler des réserves d’or et d’argent pour financer la Gloire royale dans ses guerres et ses grands travaux, un État fastueux, épris de grandeur et munificence. Le colbertisme est un protectionnisme au service de l’intérêt public, qui en 1660 était celui du roi.
La version anglo-saxonne du mercantilisme a été plus prudente sur la nécessité d’un contrôle de l’économie intérieure, peut-être parce qu’elle a coïncidé avec la Révolution anglaise (1642-1651), l’affaiblissement de la monarchie et l’éveil de la société marchande britannique. Les mercantilistes anglais (1640-1660) s’intéressent surtout à la maîtrise du commerce international, essentiel pour bâtir un empire. La Glorieuse Révolution (1688 – 89) se déclenche ensuite contre le maladroit Jacques II, qui souhaitait justement instaurer un État absolutiste moderne, en imitant Louis XIV. Chassé du trône et remplacé par Guillaume d’Orange, Jacques II affronte des révolutionnaires libéraux (whigs) qui mettent en avant le modèle hollandais. Ces derniers ne rejettent pas l’État en lui-même mais sont attentifs aux questions de tolérance, et notamment de tolérance religieuse.
Le libéralisme anglais est encore interventionniste, bien que certains historiens, comme Douglass North ou Barry Weingast, considèrent que la Glorieuse Révolution pave la voie à un consensus capitaliste contre l’intervention économique de l’État, porté par des coalitions d’individus issus de l’élite décidés à résoudre les problèmes financiers du royaume tout en imposant des limites au pouvoir royal. En réalité, l’accession de Guillaume d’Orange est facilitée par le soutien des whigs qui contestaient les rentes et monopoles attachées notamment à la Compagnie des Indes, d’où une volonté de faciliter le libre-échange pour améliorer la richesse des manufactures anglaises, c’est-à-dire développer une société industrielle. C’est à cette époque qu’est née la banque d’Angleterre. Lorsque les britanniques sont pour le protectionnisme, ce dernier est au service d’intérêts privés, ceux de la nouvelle classe marchande.
Les Etats-Unis sont les héritiers de la pensée anglaise, d’autant que la société américaine s’est construite avec un état d’esprit décolonial, opposé à la monarchie britannique. La Boston Tea Party (1773) est d’abord un mouvement de révolte fiscale. Au XIXème siècle, le moment protectionniste américain a débuté dans les années 1820 pour protéger les industries naissantes, mais l’État reste peu interventionniste dans la vie sociale et économique.
Aux Etats-Unis, le président Coolidge (1923-1929) fut un excellent exemple de cette approche anglo-saxonne, caractérisée par des droits de douane élevés et la plus faible régulation économique possible. Coolidge s’opposa par exemple au rachat des surplus agricoles par l’armée au motif que l’agriculture devait se tenir « sur une base commerciale indépendante » et que le « contrôle étatique ne pouvait être détaché du contrôle politique ». La crise de 1929 fut cependant un choc pour ces adeptes du laissez-faire et l’attentisme des successeurs de Coolidge, trop confiants dans la capacité de l’Économie à sortir toute seule de la crise, causa la Grande Dépression.
Au sortir de la période exceptionnelle de guerre (et notamment le New Deal), cette distinction entre protectionnisme étatiste à la Française et un protectionnisme libéral anglo-saxon est restée valide jusque dans les années 70.
La construction européenne a en effet progressivement rebattu les cartes. La CEE avait été conçue comme une citadelle protectionniste autour d’un grand marché, ce qui faisait qu’elle empruntait plutôt à la logique anglaise qu’à la logique française. Bien entendu, la France a modelé le concept de Commission européenne mais en l’absence de super-État fédéral, personne ne pouvait jouer un rôle colbertiste. Sans État, sans monarque, pas d’intérêt public. En revanche, le premier président (1958-1967) de la Commission, W. Hallstein, ancien professeur de droit public devenu diplomate allemand, était un fédéraliste convaincu qui s’est employé à structurer la Commission pour développer une union douanière à partir de 1968.
La création du marché européen – notamment l’Acte unique (1986) supprimant les obstacles techniques aux frontières, puis l’Union économique et monétaire née à Maastricht (1992) – ont, sous la présidence du Français Jacques Delors – progressivement contraint la capacité des États à jouer un rôle actif dans leurs politiques économiques nationales. Les symptômes les plus flagrants de cette évolution ont été la disparition du ministère de l’Industrie et la perte de substance de la Banque de France.
Dans un second temps, la CEE, emportée par la mondialisation des années 90-2000, a abaissé ses frontières tarifaires, tout en maintenant son anti-interventionnisme congénital, sa seule arme restant le contrôle de la concurrence mais vu à la seule maille européenne. Ce moment antiprotectionniste a coïncidé, à partir des années 1990, avec une vague non pas libérale, mais néo-libérale, venue de Londres et Washington, qui a frappé tous les pays occidentaux : libération totale des mouvements de capitaux, dérégulation financière, politique monétariste, libre-échange commercial sans réciprocité.
Les Etats-Unis, s’ils ont adopté une politique néo-libérale, se sont cependant adaptés au nouveau contexte. Renoncer aux droits de douane ne signifie pas dire adieu à la guerre économique, contrairement à ce qu’espérait l’Europe. Bill Clinton n’a pas hésité à utiliser des sanctions envers les entreprises investissant dans les secteurs pétroliers de l’Iran ou de la Libye ou encore à Cuba (1996), élargissant ainsi la portée extraterritoriale des sanctions américaines. Cet activisme économique transitait cependant par les institutions multilatérales comme le FMI et la Banque mondiale, ou par les accords de libre-échange régionaux (ALENA).
Ses successeurs ont progressivement amélioré les « armes » économiques, par exemple lorsque sous Obama ou Biden, des banques iraniennes ont été déconnectées du système SWIFT (2012, 2022) ou en alourdissant les amendes infligées aux entreprises étrangères (BNP en 2014).
Néanmoins, ce que les Européens ont mal perçu c’est qu’au fur et à mesure que le monde devenait de plus en plus néo-libéral, les Etats-Unis ont, sur leur marché intérieur, tourné le dos au libre-marché et à la concurrence, laissant des mastodontes dominer des secteurs comme la santé, le transport aérien, les communications ou les services financiers. Les GAFAM sont les enfants terribles de ce qu’on pourrait appeler un illibéralisme néolibéral.
Alors comment analyser Trump au regard de cette histoire ?
D’un côté, Trump est le digne héritier de Clinton, Obama et consorts. Il ne fait que revenir à des armes plus classiques de guerre économique en renouant avec le protectionnisme à l’anglo-saxonne. En effet, d’une main, Trump met en place une politique qu’on pourrait qualifier de protectionnisme, avec un relèvement des droits de douane pesant sur ses propres alliés, afin de rééquilibrer les termes de l’échange. De l’autre, Trump élargit le spectre de la guerre économique, au-delà du commerce, en cherchant à sécuriser les voies d’approvisionnement en terres rares. Auparavant, toutes les guerres états-uniennes suivaient le parcours des gazoducs et oléoducs. Désormais, il faudra regarder où sont entreposés le Cérium ou le Dysprosium pour savoir qui est menacé.
Néanmoins, Trump est aussi la conséquence de la dérive illibérale interne, car les grands mastodontes privés ont « investi » à Washington pour empêcher qu’il leur advienne ce que le trust Standard Oil a connu en 1911. Elon Musk en est l’incarnation la plus vivante : il a acheté sa place aux cotés de Trump. Mais il masque les rôles de Bezos, Zuckerberg et autre Fertitta.
Ce faisant, la situation américaine actuelle résulte de la logique anglo-saxonne poussée au paroxysme : les intérêts marchands ont cannibalisé l’État et les monopoles font la loi. Les Etats-Unis renouent avec une politique protectionniste classique, sans État stratège. C’est même plutôt l’inverse, puisque le DOGE (Department of government efficiency), piloté par Elon Musk, semble vouloir réduire l’État fédéral au maximum, et plus particulièrement tout ce qui relève des secteurs sociaux, éducatifs ou humanitaires. Les grands mastodontes dépècent l’État.
Voilà pourquoi les gaullistes français qui saluent le retour au protectionnisme et au patriotisme américain n’ont rien compris au film. Le trumpisme n’est pas un gaullisme américain mais un ultra-libéralisme protectionniste qui est prêt à vassaliser l’intérêt public aux intérêts privés. En commençant par celui de Donald Trump et Elon Musk.
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